par Erik Pigani
« Grâce au jeu, l’adulte continue à grandir, élargir le domaine du possible, affirmer ses goûts, ses plaisirs, à apprivoiser le temps libre, communiquer avec d’autres, transmettre ses valeurs, accepter de perdre, mais aussi à se sentir capable de gagner, offrir, créer, afficher ses émotions, coopérer ! », écrit le psychosociologue Jean Epstein1.
Pourtant, depuis l’époque où les premières sirènes d’usines ont transformé les fils de paysans en ouvriers, les aspects positifs du jeu pour les adultes n’ont pas vraiment été mis en valeur. Bien au contraire… La cause : dans la société industrialisée, jouer pour s’amuser ne rimait pas avec « rentabilité », mais plutôt avec « oisiveté ». Un état que l’on pardonne bien volontiers aux enfants, pas aux adultes. À tel point que, en 1899, le sociologue Thorstein Veblen écrivait La Classe des loisirs pour dénoncer combien les divertissements étaient « improductifs » pour la société. Même les jeux de hasard étaient, à peine, tolérés, car les profits que l’on pouvait en retirer n’étaient pas liés à la sacro-sainte notion de « travail ». Seuls les jeux « sportifs » échappaient à la règle. De fait, pendant une centaine d’années, alors que les psys qui ont étudié l’importance du jeu dans le développement de l’enfant ont produit une littérature abondante sur le sujet, ceux qui se sont intéressés aux bénéfices du jeu chez les adultes se comptent sur les doigts d’une main…
Jouer n’est pas improductif
Il faudra attendre un siècle pour que la tendance commence à s’inverser, probablement portée par l’explosion des jeux vidéos, la multiplication des parcs à thème, des groupes de « jeux de rôle grandeur nature » ou de « paintball », et autres activités habituellement réservés aux enfants – comme l’utilisation quotidienne des trottinettes par les adultes ! –, pour que certains professionnels remarquent que le plaisir de jouer n’est ni un signe d’oisiveté ni une régression… « La preuve, c’est que les gens qui considèrent leur métier comme un jeu réussissent mieux que ceux qui s’enferment dans un travail routinier, explique la psychiatre américaine Lenore Terr. C’est ce que j’ai découvert en menant une étude auprès de centaines de personnes sur les conditions psychologiques qui favorisent le travail. Cela a confirmé d’autres recherches, notamment celle menée par le docteur Mihaly Csikszentmihalyi2, l’un des leaders de la psychologie positive, à l’université de Chicago sur le plaisir de travailler : les joueurs ont l’air plus heureux, arrivent à mieux se concentrer, et sont plus productifs que les autres3. » Exactement l’inverse des anciennes croyances « anti-jeu » !
Or, selon la psychologie positive, jouer est un besoin fondamental pour la santé mentale et la créativité. Si on ne joue pas, l’esprit se mécanise, les émotions s’assèchent. Or, le jeu est une véritable source d’énergie, par essence pleine d’émotions… positives ! Depuis longtemps déjà, les psys de l’enfance expliquent que le jeu est capital pour l’affirmation de soi, car c’est un moyen de structuration de la personnalité, d’apprentissage de la vie, de découverte des autres, de développement des facultés d’imagination, de logique, d’adresse physique. Le plaisir rend alors facile ce qui est difficile… Mais pour les adultes ? Selon Lenore Terr, l’élément psychologique fondamental est que le jeu permet de s’oublier soi-même. Or, seul l’oubli de soi, associé au plaisir — qui, on le sait, est la voie royale de l’apprentissage —, permet de se dépasser et d’être créatif. Voilà la grande différence entre les enfants et les adultes : les premiers jouent pour se découvrir et se structurer ; les seconds jouent pour s’oublier et se dépasser.
Jouer n’est pas régresser
Mais prendre plaisir à jouer est-il « régressif », comme on l’entend parfois ? « Non, répond le psychanalyste Gabriel Balbo, l’un de spécialistes français du jeu. À travers l’histoire de l’humanité, le jeu a toujours été considéré comme une affaire sérieuse : jeux sportifs, courses de chars, concours, théâtre, jeux de société, de plateau et de réflexion… étaient réservés aux adultes ! Les historiens qui ont étudié ce sujet ont même affirmé que l’esprit de jeu est l’un des ressorts principaux, pour les sociétés, des plus hautes manifestations de leur culture ; et pour les individus, de leur progrès intellectuel. Il est donc difficile de parler de régression dans le sens psychanalytique du terme. Tout au plus peut-on évoquer l’objet transitionnel de Donald Winnicott, qui concernerait uniquement les personnes dévorées par leur passion des jouets – les trains électriques par exemple. Auquel cas, leur comportement peut être révélateur de la permanence d’une fixation sur un objet. Il ne faut donc pas confondre jeu et jouet. À mon avis, le retour général au jeu auquel nous assistons ces dernières années a une raison principale : c’est un moyen de retrouver une collectivité, et des rapports intersubjectifs plus humains, que la société, plus isolante, nous fait perdre ».
Jouer n’est pas infantilisant
« Quelle est la différence entre un père et son petit garçon ? » Réponse : « Le prix de ses jouets ! » La boutade est bien connue, mais révélatrice de l’image du « père infantile » qui subsiste encore aujourd’hui… Il est vrai que certains pères semblent avoir plus tendance à jouer avec leurs enfants que les mères, mais ce n’est pas une généralité. Est-ce vraiment une question d’infantilisme ? Pour les spécialistes de la psychologie positive, non. En jouant, les pères se sentent enfin autorisés à exprimer leurs émotions. Et, surtout, cela leur permet de retrouver un contact avec l’enfant qui sommeille en eux. C’est l’Enfant intérieur, qui est, depuis quelques années, au centre de certaines techniques de développement personnel – et considéré comme l’un des éléments clés pour être soi.
En effet, depuis toujours, les mythes, les religions et les contes de fées, anciens ou modernes, ont mis en scène des enfants en danger qui affrontent et surmontent mille épreuves avant de devenir des adultes accomplis, parfois même des héros. Ces personnages légendaires symbolisent l’image de l’Enfant intérieur : nous avons tous, en nous, un enfant brimé, malmené, abandonné, parfois même blessé. En effet, peu d’entre nous ont eu des enfances parfaites, sans problèmes, sans conflits, sans regrets… Mais cet enfant brimé est aussi le porteur de notre essence profonde, notre personnalité riche de tous nos talents, avec notre spontanéité, nos dons innés pour la découverte, notre intuition, la faculté de s’émerveiller, notre imagination et notre potentiel créatif. Or, lors du passage à l’âge adulte, nous réduisons au silence cette part de nous-même parce que, selon les normes de notre société issue de la révolution industrielle, « être adulte » implique de ne pas jouer, ne pas pleurer, ne pas sourire, ne pas exprimer ses émotions et, surtout, ne pas mélanger principe de plaisir et principe de réalité. En somme « être adulte », c’est « être sérieux », définitivement. Et surtout dans l’impossibilité de soigner nos blessures et manques, comme le font les héros de contes de fées. Malheureusement, en perdant contact avec cette partie de nous-même – qui, tant bien que mal, survit pourtant en nous –, nous perdons aussi une bonne part de la magie et du mystère de la vie, du plaisir sain, de l’intimité pure et spontanée des relations, de nos ressources créatives. Une séparation, une fêlure de l’âme qui est, finalement, l’une des causes de notre mal-être.
« En cas de conflit ou de crise personnelle, dans les moments où l’on est malheureux ou désemparé, avoir pris l’habitude de jouer et donc d’être en contact avec son Enfant intérieur, permet de retrouver plus facilement son équilibre émotionnel, écrit la psychothérapeute américaine Margaret Paul. En effet, lui seul est capable d’utiliser naturellement ses facultés d’intuition et de spontanéité pour trouver les bonnes solutions lorsque l’adulte est enfermé dans son mental, ses peurs et ses a priori4. »
- Préface du livre Le jeu vous va si bien, de Pascal Deru, éditions Le Soufle d’Or, 2006.
- Créateur du concept de « flow », auteur de La créativité : psychologie de la découverte et de l’invention, Robert Laffont, 2006.
- Beyond Love and Work : Why Adults Need to Play, Leonore Terr, Scribner, 1999.
- Renouez avec votre Enfant Intérieur, Margaret Paul, Le Souffle d’Or, 1993.
Les jeux sont si diversifiés que, dans Les jeux et les hommes (Folio/Essai, 1991), le philosophe et essayiste Roger Caillois les a classés en quatre catégories. Elles répondent chacune à une fonction psychologique prédominante :
- Agôn, la compétition : courses, luttes, billard, football, échecs, jeux vidéo interactifs… sont autant de combats où les règles permettent aux partenaires de s’affronter dans des conditions d’égalité idéales, ce qui n’est pas le cas dans la vie réelle, et donneront une valeur incontestable au vainqueur… Ces compétitions portent généralement sur une seule qualité (rapidité, endurance, mémoire, adresse, logique, etc.), de telle façon que le gagnant devient le meilleur dans une certaine catégorie d’exploit. Qu’il s’agisse de jeux physiques ou intellectuels, ils demandent une attention soutenue, un entraînement suivi, et la volonté de vaincre. Livré à ses seules ressources, le joueur doit tirer le meilleur parti de lui-même pour se surpasser. L’élément principal de ce type de jeu est la valorisation personnelle.
- Alea, le hasard : comptines, roulettes, dés, loteries… sont à l’exact opposé de l’agôn, puisque seul le destin décide du résultat final. Le joueur attend, espère le coup final du sort. Mais celui-ci le récompense proportionnellement à son risque. Ce type de jeu nie le travail, l’entraînement, les capacités naturelles, la valeur professionnelle. Il faut donc compter sur tout, sauf sur soi-même, et lâcher prise sur sa volonté — parce qu’il faut aussi accepter de tout perdre sur un jet de dés. L’argent peut jouer un rôle important, notamment parce qu’il abolit les supériorités sociales : les jeux de hasard créent, entre les joueurs, des conditions d’égalité que la vie quotidienne ne permet pas. Ce sont les jeux les plus projectifs parce que les joueurs mettent mentalement en scène le fait qu’ils vont gagner, qu’il va devenir riche tout en faisant l’économie du travail.
- Mimicry, le simulacre : carnaval, masques, déguisement, jeux de rôle grandeur nature, théâtre, jeux vidéo d’aventure… ils consistent à devenir soi-même un personnage illusoire et à se conduire en conséquence. Le joueur oublie ou se dépouille temporairement de sa personnalité pour en adopter une autre. Chez l’enfant, cela se manifeste par tous les déguisements qui consistent à imiter les adultes. Cela demande de l’imagination, le déploiement de ressources intérieures. Comme tous les jeux, le mimicry présente une suspension du réel, un espace et un temps limité. Paradoxalement, être autre peut libérer la personnalité véritable. Mais les adultes, comme les enfants, savent qu’il s’agit d’un jeu.
- Ilinx, le vertige : manèges de fêtes foraines, ski, voltige… Ils déstabilisent le réel, et permettent d’accéder à une sorte de transe qui efface la réalité. Ces jeux provoquent donc un trouble physiologique, une ivresse parfois comparable aux transes mystiques (le manège peut être mis en comparaison avec la danse des derviches tourneurs). On peut aussi parler des sports de l’extrême, qui favorisent l’apparition d’états modifiés de conscience. Mais ici on parle plus de jouissance que de simple divertissement…
Une réponse
Excellent article, très éclairant ! Merci.